L'école des Pères Blancs au temps de la conquête coloniale en Kabylie (Algérie, 1892-1914) : prolégomènes sociolinguistiques
Veronique Miguel Addisu  1@  
1 : Dynamique du Langage In Situ
Université de Rouen Normandie, Institut de Recherche Interdisciplinaire Homme et Société, Université de Rouen Normandie : FED4137, Institut de Recherche Interdisciplinaire Homme et Société : UR7474

Il existe quelques études sur l'enseignement français en période coloniale mais surtout à propos d'écoles publiques, écoles de la république. Sur ces mêmes territoires et au même moment, des écoles catholiques, tenues par des religieux missionnaires, scolarisaient aussi les populations. C'est le cas des Missionnaires d'Afrique, congrégation connues sous le nom de Pères Blancs, et fondée en Algérie 868 sous l'égide du Cardinal Lavigerie. Des études historiques peuvent nous donner un aperçu du contexte, un regard sociolinguistique de la perception des langues et du langage pour les missionnaires dessinera les contours d'un enseignement qui a contribué à l'émergence d'une élite kabyle francophone non française. Notre objectif est de rendre compte d'une acculturation scolaire en français non dépendante d'une partition coloniale.

Nous proposons un regard sociolinguistique sur l'enseignement dans les écoles missionnaires des Pères Blancs en Kabylie (Algérie) au moment d'une conquête coloniale « pacifié », en nous intéressant plus précisément à la période pendant laquelle Léon Linvihac a succédé au cardinal Lavigerie (1892-1914). A cette époque, dans une Kabylie que le cardinal Lavigerie avait mythifiée en tant qu'espace chrétien originel (Dériche, 2004), plusieurs écoles missionnaires s'ouvrent avec l'accord des chefs de clans, et scolarisent en français de jeunes orphelins musulmans.

Les relations entre écoles missionnaires et écoles coloniales n'ont jamais été étudiées en tant que telles et la traditionnelle séparation de l'Eglise et de l'Etat en France a sans doute freiné ce questionnement. Aujourd'hui, à l'heure où le courant postcolonial permet d'envisager d'autres grilles de lecture pour en interpréter les traces, nous proposons de croiser dans une premier temps des études historiques ayant trait à l'enseignement laïc (Leon, 1979), aux écoles des Pères Blancs dans les colonies (Shorter, 2011), et aux liens entre « religion et colonialisme » (Borne et Falaize, 2009).

Ensuite nous intéresserons à l'idéal missionnaire (vs idéal républicain). Le développement des écoles missionnaires peut se lire comme le fruit d'une même ambiguïté qu'à l'école laïque : entre souci d'évangélisation (et espérance de faire grossir le nombre de catholiques sur un territoire donné) et souci d'émancipation (et espérance de faire advenir des personnes adultes plus libres et capables de choix éclairés au bénéfice des plus pauvres). Cependant, si l'enseignement pour les Pères Blancs faisait partie de leurs missions apostoliques, leur approche était plutôt interculturelle : ils parlaient les langues utilisées dans les régions où ils s'installaient, et l'enseignement était une forme d'émancipation par l'éducation, qui pouvait (ou non) aboutir à des conversions. Les archives disponibles pour la Kabylie (fonds des Missionnaires d'Afrique à Rome) nous apprennent que très peu d'élèves se convertiront au catholicisme. Plusieurs études montrent aussi que ces écoles ont permis de former une élite francophone, contrairement à l'objectif des écoles publiques « indigènes » (Vermeren, 2016) : certains anciens élèves deviendront de hauts fonctionnaires français par la suite.

Pour finir, nous ouvrirons une discussion sur le statut des langues et du langage pour les Pères Blancs, pour qui les langues (d'enseignement) ne font pas l'objet d'une idéologie particulière puisque dans la pensée chrétienne, le langage est à comprendre avant tout comme le lieu d'une « Parole » (Gusdorf, 2013).

Ce travail s'inscrit dans un programme de recherche récemment initié, et qui se poursuivra par l'étude des « diaires » des Pères Blancs consultables à Rome avec un regard sociolinguistique. Ces documents manuscrits rédigés au jour le jour dans les missions n'ont pas encore été étudiés à notre connaissance pour ce qui concerne l'enseignement. Nous pensons en effet que ces expériences scolaires peuvent beaucoup nous apprendre aujourd'hui sur la manière avec laquelle se forgent des identités plurielles à l'école au contact de plusieurs langues, plusieurs cultures, et plusieurs religions.

Références

Borne, D., Benoît Falaize, B. (dir.) (2009). Religions et colonisation. Afrique-Asie-Océanie-Amériques XVIe-XXe siècle, Éditions de l'Atelier.

Direche-Slimani, K. (2004). Chrétiens de Kabylie, 1879-1954: Une action missionnaire dans l'Algérie coloniale. Éditions Bouchène.

Gusdorf, G. (2013). La parole et les dieux : théologie du langage. Dans : , G. Gusdorf, La parole (pp. 11-18). Paris cedex 14: Presses Universitaires de France.

Leon, A. (1991). Colonisation, enseignement et éducation, Paris, L'Harmattan.

Shorter, A. (2011). Les Pères Blancs au temps de la conquête coloniale. Histoire des Missionnaires d'Afrique 1892-1914. Paris, Khartala.

Vermeren, P. (2016). L'Algérie terre de mission : les Pères blancs et le mythe kabyle. Dans P. Vermeren, La France en terre d'islam: Empire colonial et religions, XIXe-XXe siècles (pp. 149-164). Paris: Belin.


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