Langues coloniales, langues indigènes : quelle organisation du contact linguistique dans les écoles coloniales pour quels héritages post-coloniaux ? (1884-1998/ 2023) Les chercheur.es en didactique des langues et des cultures opérant dans des langues européennes, qu’ils se situent dans une perspective didactologique (Germain, 2022) ou une perspective didactique doivent composer avec l’historicité du fait colonial. Cette historicité, prise ici comme le rapport subjectif des individus à une conscience historique (Delacroix, 2009), détermine les positionnements des chercheur.es au sein des débats concernant la place de l’interventionnisme dans la discipline (Babault, Bento & Spaëth, 2014). Or, dans le cas du français, force est de constater qu’en dépit de la constitution de travaux de recherche sur l’enseignement du français en milieu colonial (Bouche & Pluchon, 1991 ; Spaëth, 1996 ; Vigner, 2000), l’articulation entre le champ du FLS contemporain (Chnane-Davin & Cuq, 2007) et les histoires de la diffusion du français dans l’espace francophone reste encore marginale (Chnane-Davin, Lallement & Spaëth, 2018). S’il est désormais impossible de faire l’impasse sur le lien entre processus de décolonisation et diffusion de propositions méthodologiques à portée universalisante pour l’enseignement-apprentissage du français (Spaëth, 2021 ; Coste, 1987), l’état du dialogue entre historiens de la discipline et chercheurs en français langue seconde ne permet pas de faire évoluer les historicités des formateurs de français langue étrangère et seconde. Les difficultés quant à l’enseignement du fait francophone (Cuq, 2018) dans les formations de FLES françaises en est la marque. De quoi cette absence est-elle le révélateur ? Le premier colloque portant sur « l’enseignement et la diffusion du français dans l’empire colonial français » organisé par la SIHFLES en 2005 pose à la fois les problématiques communes à l’école coloniale française et la grande disparité des modalités d’enseignement sur les territoires concernés (Vigner, ibid & 2019). Cependant l’organisation du contact linguistique au sein de l’institution scolaire (la place des langues et leurs rôles respectifs dans les apprentissages) est une préoccupation centrale et détermine, dans une certaine mesure, les contenus à enseigner (la leçon de choses), tout comme les configurations didactiques majoritairement mobilisées pour l’enseignement (la méthode directe). C’est précisément ce lien entre réflexion sur les formats de l’enseignement et politique linguistique que vise à interroger ce nouveau colloque du DILTEC et de la SIHFLES et ce dans deux directions. Il s’agit d’une part d’ouvrir les bornes géographiques afin de permettre aux chercheur.es de travailler à la comparaison entre les politiques linguistiques des différents empires coloniaux. Il s’agit d’autre part de faire éclater les bornes temporelles du second empire colonial français, afin de faire dialoguer les didacticiens des langues s’intéressant à l’histoire, avec les didacticiens des langues s’intéressant aux effets de l’historicité des contacts linguistiques sur les curricula contemporains. Le colloque propose donc un empan temporel permettant à la fois de comprendre le fait colonial dans sa dimension européenne, mais également de marquer une forme de continuité entre régime historiographique et conscience historique. Ainsi, 1884 marque le début des négociations pour la partition de l’Afrique dans le cadre du Traité de Berlin et 1998, la suppression du ministère français de la Coopération[1]. Dès lors, quels choix effectuent les empires coloniaux pour le contact de leur langue avec les langues indigènes ? A quels projets de politiques linguistiques répondent ces choix ? Quelles sont les conséquences sur la création/ l’adaptation de matériel pédagogique pour les écoles coloniales ? Quel poids est accordé à ces contacts linguistiques pour les historicités fondatrices des identités professionnelles des formateurs de ces langues ? Quelle place pour une formation spécifique à l’enseignement des langues en milieu colonial ? Quels sont les moments de rupture pour l’enseignement-apprentissage des langues dans les écoles coloniales des différents empires coloniaux et quels liens ont-ils avec l’évolution des systèmes scolaires des métropoles ? Les questionnements de ce colloque visant une double perspective comparée (géographique et temporelle) s’organiseront en trois axes. Axe 1 : Les options épistémologiques pour l’enseignement-apprentissage des langues coloniales Cet axe regroupera les communications historiques ou contemporaines qui visent à étudier les fondements épistémologiques et politiques, des formats de l’enseignement-apprentissage des langues sur les territoires colonisés. Pour le versant historique, il s’agira de comprendre les évolutions des dispositifs de scolarisation et le rôle qu’y joue l’enseignement du/ en langue coloniale avant et après la présence du colonisateur (Vigner, 2000 ; Spaëth, 1996). Il s’agira également de comprendre les débats politiques et linguistiques émergeant autour de l’articulation des langues coloniales et des langues nationales, et de leurs effets sur la formation d’imaginaires scolaires coloniaux. Pour le versant contemporain, il s’agira d’interroger les problèmes posés par le recours aux ex-langues coloniales dans les systèmes éducatifs des différentes phonies (francophonie, anglophonie, hispanophonie et lusophonie), la place de la variation au sein de ces systèmes scolaires et les enjeux transnationaux résultant de ces choix linguistiques. Cet axe fera entrer en dialogue les chercheurs des différentes phonies, mais également les historien.es du FLS avec les didacticien.es contemporain.es du FLS dans une perspective comparatiste (Guerin, 2023). Axe 2 : La littératie dans l’enseignement-apprentissage des langues coloniales La fondation de l’école indigène dans le Second Empire colonial français repose sur le choix de la méthode directe et une focalisation sur l’enseignement du français parlé (Vigner, 2018). Pour cet empire colonial, le rapport à l’écrit est donc un marqueur central, l’accès à la littérature étant majoritairement l’apanage des apprenants des écoles européennes. Pour l’AOF en particulier, la littératie (Chiss, 2016) est donc l’apanage de l’administrateur et constitue l’horizon d’attente du locuteur natif idéal, que son pendant colonisé n’est jamais appelé à rejoindre. Si les études sur l’enseignement du français en milieu colonial mettent bien en lumière les débats sur le français réduit et les perspectives pédagogiques qui en découlent (Spaëth, 2014 ; Vigner, 2014), qu’en est-il pour les autres Empires coloniaux ? Cet axe s’intéressera donc aux projets pédagogiques et leurs supports (manuels, questionnaires, commentaires des concepteurs, préfaces, livre de l’enseignant) qui contribuent à la diffusion des langues coloniales. D’un point de vue contemporain, il s’agira d’interroger l’historicité de ces planifications linguistiques sur la diffusion des langues européennes. Il regroupera des communications qui s’intéressent notamment au rapport des langues à leurs norme.s linguistique.s mais également littéraire.s (Marzouki, 2018). Enfin cet axe aura également pour objectif d’étudier la constitution des corpus mobilisés pour l’enseignement/apprentissage (représentations des hiérarchies littéraires : genres mineurs / majeurs, valeurs patrimoniales). Axe 3 : La formation des enseignants pour une pratique dans les écoles coloniales Quelle formation sont mises en place pour les enseignants à destination des écoles coloniales ? Existe-t-il un lien entre les projets de contact linguistique et la qualité des formations dispensées aux enseignants destinés à faire carrière dans les écoles coloniales ? Dans le cas français, en dehors des projets portés par la Mission Laïque française dans les écoles Jules Ferry (Vigner, 2015) et l’Alliance Israélite Universelle (Spaëth, 1996), il n’existe pas de formation spécifique en métropole. Cependant le projet colonial pose les prémisses de la prise en compte d’une altérité radicale et de la nécessité de sa prise en compte dans la formation de français (Spaëth, 2010). En cela, les élaborations pédagogiques sur l’enseignement du français en milieu colonial sont le lieu d’un paradoxe : elles marquent une forme d’ouverture à la prise en compte pédagogique de l’autre, mais délimitent une frontière nette entre les publics d’apprenants. Qu’en est-il dans les autres phonies ? Quels dispositifs de formation sont déployés et quels sont leurs effets. Cet axe s’intéressera plus particulièrement au lien entre les lieux de formation et les programmes dédiés à l’enseignement du français en Afrique (par exemple le BELC dans les années 1960-1970). Les communications pourront notamment s’intéresser à la relative intégration de spécificités des cultures éducatives dans les formations. De manière plus générale, cet axe intégrera toutes les études portant sur les liens entre universalisme et contextualisation dans les programmes de formation des enseignants sur une échelle macro politique ou micro institutionnelle. Ce colloque a donc pour objectif d’entamer des discussions entre historiens de l’enseignement du français et didacticiens contemporains afin de dégager les traces d’une historicité constituant la zone grise de toutes questions de recherche en didactique des langues et des cultures. Bibliographie de l’argumentaire Babault, S., Bento, M., Spaëth, V. (2017). Tensions en didactique des langues. Peter Lang : Paris. Bouche, D. & Pluchon, P. (1991). Histoire de la colonisation française. Fayard : Paris. Chiss, J.-L. (2016). De la pédagogie du français à la didactique des langues : les disciplines, la linguistique et l'histoire. Les éditions de l'école polytechnique : Paris. Chnane-Davin, F., Lallement F., & Spaëth, V. (2018). Enseigner la francophonie, enseigner les francophonies, Recherches et Applications, N°64, Clé International : Paris. Chnane-Davin, F. & Cuq, J.P. (2005). « Français langue seconde : un concept victime de son succès ? », in Verdelhan-Bourgade, M., Le français langue seconde, pp. 11-28, De Boeck Supérieur : Paris. Coste, D. (1987). Institution du français langue étrangère et implications de la linguistique appliquée. Contribution à l'étude des relations entre linguistique et didactique des langues de 1945 à 1975. Thèse d'État, Université Paris 8 : Vincennes. Cuq, J.P. (2018). « La francophonie peut-elle être un objet didactique ? », in Chnane-Davin, F., Lallement F., & Spaëth, V., Enseigner la francophonie, enseigner les francophonies, pp. 14-27, N°64, Clé International : Paris. Delacroix, C. (2009). Historicités. La découverte : Paris. Germain, C. (2022). Didactologie et didactique des langues. Deux disciplines distinctes EME, Collection Proximités – Didactique : Paris. Guerin E. (2023). « La place de l’institution scolaire et de l’enseignement de la langue dans le processus de marginalisation des petits "banlieusards" », in Salerni P. (dir.), Politique de la ville et aspects linguistiques de la France multiculturelle : histoire, évolution, contradictions. LHarmattan : Paris. Marzouki, S. (2018). « Pourquoi enseigne-t-on si peu la littérature tunisienne francophone en Tunisie ? », Recherches & applications N°64, Clé Internationale : Paris. Spaëth, V. (1996). La formation du français langue étrangère : le paradigme africain et ses enjeux (de la colonisation 1880-1900 aux indépendances depuis 1960). Thèse de doctorat, Sorbonne Nouvelle : Paris. Spaëth, V. (2021). « Une histoire de la notion de français langue étrangère (FLE) : des pratiques à une discipline », in Chiss J.L. (dir), Le FLE et la francophonie dans le monde, pp. 25-70, Armand Colin : Paris. Spaëth, V. (2014). « La question de l'Autre en didactique des langues », Glottopol N°23, pp.161-172. Spaëth, V. (2010). Le français au contact des langues : histoire, sociolinguistique, didactique. Langue française N°167, Armand Colin : Paris. Vigner, G. (2014). « Une grammaire scolaire dans l’Afrique coloniale. La grammaire dans la série « Mamadou et Bineta » : grammaire réduite ou grammaire adaptée ? », Documents pour l’histoire du français langue étrangère ou seconde N° 52, En ligne. Vigner, G. (2000). L'enseignement et la diffusion du français dans l'empire colonial français. 1815-1962, Documents pour l’histoire du français langue étrangère ou seconde, N°25, en ligne : https://journals.openedition.org/dhfles/ 2913 Vigner, G. (2019). « Les exercices de langage : du Plan d’Études et programmes de l’enseignement des indigènes en Algérie au Bulletin de l’enseignement des indigènes de l’académie d’Alger (1893-1914) », Documents pour l’histoire du français langue étrangère ou seconde, 62-63, 403-428. Vigner, G. (2018). « Leçons de mots, leçons de choses. Vocabulaire, langage et connaissance du monde dans les approches du français à l’école coloniale », Documents pour l’histoire du français langue étrangère ou seconde [En ligne], N°60-61. Vigner, G. (2015). « L’École Jules-Ferry, école normale de l’enseignement colonial : une formation pour apprendre à enseigner dans les colonies (1902-1912) », Documents pour l’histoire du français langue étrangère ou seconde, 55 | pp. 57-82. Vigner, G. (2014). « Une grammaire scolaire dans l’Afrique coloniale.La grammaire dans la série « Mamadou et Bineta » : grammaire réduite ou grammaire adaptée ? », Documents pour l’histoire du français langue étrangère ou seconde, 52 | pp.141-163. [1] Le ministère de la Coopération créé en 1959 remplace le ministère des Outre-Mer, lui-même créé en 1946. Ce dernier est l’héritier du ministère des Colonies. 1998 date marque pour la France la fin d’une politique post-coloniale dédiée, les compétences de ce ministère étant dès lors transférées au Ministère de Affaires Etrangères. |
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